dimanche 15 mai 2011

In the field with Sherlock Holmes

Dans ma discipline, l’important pour un doctorant c’est de trouver un bon « puzzle ». Quand on met le doigt sur un bon problème et que l’on arrive à formuler notre question de recherche, on est sur la bonne voie. Ça tombait bien parce que j’aime les casse-tête. Depuis toute petite j’adore me plonger des heures durant dans ces images déconstruites afin d’arriver plusieurs jours plus tard à voir le résultat final. La différence entre une recherche académique et un casse-tête, c’est que nous n’avons pas l’image sur la boîte pour nous guider, on a seulement des pistes par-ci par-là qu’il faut débusquer, puis suivre tranquillement jusqu’à la ligne d’arrivée. On se change tous un peu en détectives et dans mon cas, Londres oblige, j’ai dû devenir pendant les derniers mois, une copie féminine de Sherlock Holmes.

On nous appelle souvent des rats de bibliothèque, nous les chercheurs en sciences sociales et il ne faut pas se leurrer, dans l'imaginaire collectif on est considéré comme des solitaires dans leur tour d'ivoire, entourés de livres quasi enchaînés à nos ordinateurs. La réalité est tout autre... ou du moins elle est beaucoup plus complexe pour plusieurs d’entre nous. La science, c'est aussi une affaire d'idées et de créativité qui dépend beaucoup de notre personnalité, de nos expériences personnelles. Ce qui fait partie de plus en plus de notre travail et qui n’a rien à voir avec cette image de penseur fumant la pipe dans son grand bureau, c’est l’enquête de terrain, la recherche empirique comme on l’appelle dans le jargon.

Même entre les disciplines, on critique la pertinence du travail de l'autre...
Pour moi, un bon chercheur, c'est un curieux. En grande partie parce que je crois que les gens comme moi qui partent sur le terrain poser des questions, fouiller les archives, ne se satisfont jamais des explications superficielles souvent préconçues que l’on trouve dans les journaux (plusieurs journalistes font un excellent travail, mais heure de tombée oblige, ils ne peuvent jamais fouiller en détail une histoire) ou pire, dans les discussions de coin de table. Un bon chercheur essaie toujours d'en apprendre davantage. C’est presque obsessif des fois, car il est impossible d’arriver à être satisfait d’une réponse sans que notre recherche devienne une passion, une fascination.

Cette semaine, dernière semaine de la portion anglaise de ma recherche de terrain, j’avais une dernière présentation à faire. Les membres de BIOS qui travaillent sur les enjeux de procréation assistée se sont rassemblés à deux reprises dans les dernières semaines pour discuter de nos travaux en cours. Notre petit groupe de cinq s’est donc rencontrés une dernière fois mercredi pour discuter un papier que j’ai écrit pendant mon séjour ici – probablement une partie de mon premier chapitre de thèse – ainsi que le travail d’une autre collègue, Michal.

À la fin d’une très sérieuse discussion, voyant que nous allions boucler incessamment notre rencontre, je me suis confié à mes quatre collègues beaucoup plus expérimentées que moi sur ma jalousie profonde envers la possibilité qu’ils ont de s’intégrer à leur recherche, de parler de leur rôle quand ils écrivent. Je leur disais combien je trouve difficile, après de multiples entrevues souvent très denses en émotions et en contenu, de faire abstraction de ma propre réaction à mes découvertes et d’écrire dans un langage détaché que quelques-uns appellent « scientifique ». S’en est suivi une discussion sur le rapport entre le chercheur et son objet de recherche ainsi que sur la place de plus en plus grande accordée au chercheur dans le travail des sociologues et des anthropologues. Forcée de me rendre compte que ma discipline n’est pas encore rendue là, j’ai parlé de mon désir (si j’avais au moins le temps) d’écrire un genre de journal de bord de mes réflexions, qui n’ont rien d’académique, mais qui ne sont pas moins présentes et très prenantes. Ce serait une façon pour moi de me libérer de toutes ces questions qui restent sans réponse, tous ces bouleversements personnels qui viennent avec ma recherche, toutes les réactions que j’ai suscitées et eues moi-même.
C’est là que Michal m’a dit:  « After my own experience, I came to think that It's not you that do research, it's research that does you! » Et j’ai allumé soudainement sur l’impossibilité de faire du terrain sans s’impliquer dans son terrain. Que mes réflexions de thèse changent la femme que je suis. Les rencontres que je fais me touchent, me bousculent.

Enquêter c’est se mettre en danger, c’est prendre le risque que ce que l’on va trouver ne soit pas ce que l’on pensait. C’est se soumettre à l’opinion des autres et être en proie à devoir changer d’idée, modifier le plan de travail, la structure de la thèse, ses arguments…. Mais bien au-delà de ça, sa propre vision du monde et des choses.

Il n’y a pas si longtemps, les chercheurs étaient, pour la plupart, sédentaires : ils ne pratiquaient pas l'enquête de terrain. Maintenant, il est de plus en plus commun de voir les chercheurs en sciences sociales partir interviewer des gens, observer des milieux et fouiller les archives. Mais je comprends après l’avoir fait pourquoi certains collègues restent froids à l’idée de faire des recherches empiriques : c’est épeurant ! Il faut les couilles d’accepter que notre doctorat prendra peut-être plus de temps à compléter que celui de nos collègues, que le travail sera plus long, ardu et beaucoup moins prévisible. C’est un peu comme un saut dans le vide.

Avant de se lancer sur le terrain, on se prépare en effectuant un recueil de données connues de façon à brosser un premier tableau de son terrain et à mieux envisager sa méthode pour attaquer la recherche. Mais la plupart du temps, on arrive quand même sur le terrain vierge de toute connaissance réelle de ce que l’on va vivre comme expérience. Les « control freak » comme moi vont paniquer quand ils n’arriveront pas à avoir accès aux gens qu’ils veulent rencontrer. Les chercheurs trop organisés seront frustrés de la désorganisation si fréquente des archives et des bibliothèques. Les chercheurs trop sûrs d’eux seront déstabilisés par des découvertes réfutant leurs hypothèses de départ. Etc.

Ensuite, durant l'enquête, on doit poser les bonnes questions, avoir un langage adapté à son interlocuteur. Mais, croyez-moi, ça prend du temps pour y arriver. Il faut se faire une place, rendre les gens assez à l’aise pour qu’ils aient confiance, leur montrer assez de compétence pour qu’ils s’ouvrent sans leur dire tout ce que vous savez pour qu’il aille où les autres ne sont pas allés. C’est une entreprise de séduction, mais surtout ça nous demande de constamment apprendre, de toujours mettre son ego de côté. Pas toujours facile après toutes ces années de travail sur le même sujet.

On doit aussi gérer toutes les informations qu'on reçoit en étant organisé, en tenant à jour un carnet où on répertorie toute l'évolution de notre enquête, en utilisant des enregistrements et ayant recours à notre mémoire. Alléluia ! Ici encore, ma mémoire m’aura sauvée de bien des soucis.

Pour être honnête, c’est presque aussi long faire le débriefing d’une entrevue que de la préparer et l’effectuer. Il faut réécouter les enregistrements, réécrire nos notes pour y ajouter les détails qu’on pourrait avoir oubliés quelques mois plus tard, écrire toutes ses observations du non verbal qui agrémentent ces entretiens et étoffent les analyses. Pour ce qui est des documents d’archives, il faut les classer afin de les retrouver facilement quand il sera temps de faire l’analyse et d’écrire la thèse. Il faut entrer les références dans EndNote (un logiciel de traitement des références bibliographiques) pour s’éviter tout ce travail quand on sera en pleine rédaction et aussi pour échapper aux erreurs de bibliographie.

Aussi, la durée est une condition importante de réussite d'une enquête de terrain. Le mois que j’ai ajouté à mon séjour de départ a été plus productif que les trois premiers où j’étais ici. Cependant, les trois premiers mois étaient essentiels à ce que les six dernières semaines soient aussi prolifiques. Mais, outre garantir une étude de qualité, cela conduit à des sacrifices : de longs mois aux horaires de travail assez intenses, des ressources déjà limitées qu’il faut étirer au maximum et du temps que l’on ne consacre pas à d’autres projets d’article ou tout simplement à la rédaction de la thèse comme telle.

On devra ensuite faire des choix, parfois déchirants, concernant la rédaction finale de notre enquête. Comme c’est mon cas présentement, j’ai trop de données pour la thèse, je devrai donc choisir ce qui est pertinent d’y discuter et ce que je dois garder pour des articles ou mon projet de postdoc. C’est un beau problème, je vous le concède, mais c’est quand même une charge de travail de structuration et d’analyse que mes collègues qui travaillent avec des données quantitatives n’ont pas à gérer.

Malgré tout ça, je ne ferais pas ma thèse autrement. Je pense que les études empiriques sont les seules études qui portent sur la société qui ont une valeur au-delà des murs de nos universités. Ne serait-ce que sur moi-même, le terrain a eu une grande influence. De un, mon enquête m’a permis de me donner la confiance en moi qu’il me fallait pour assumer la valeur de mon travail, revendiquer la place de mon analyse dans le débat qui est déjà en marche. Je me suis rendue compte que personne avant moi n’est allé sur les traces de mon problème et n’a construit la réponse comme je le ferai dans les prochains moi.

De deux, mon enquête m’a permis de me réconcilier avec mon travail, ma discipline. L’année dernière je ressentais une certaine frustration par rapport aux conceptions que les autres avaient de mon travail (celles dont je vous parlais plus haut). Comme si je n’arrivais pas à parler avec assez d’amour de mon travail de chercheure pour convaincre les gens autour de moi de la valeur de mes recherches, de l’apport de ma thèse à la société ou tout de moins à certains débats fondamentaux. Le terrain m’a permis de définir en mots et en anecdotes cet apport, ma pertinence. Je ne sauverai jamais des vies comme le fait un médecin, mais ça ne veut pas dire que je ne sers à rien.


Michal a tout à fait raison ; comme toute expérience de vie, partir sur le terrain nous change. J’arrive déjà à sentir cette transformation. J’imagine seulement à quel point ce sera encore plus tangible quand j’aurai pris un peu de distance par rapport à ce moment de ma vie professionnelle (et personnelle évidemment). Je me rends compte bizarrement que je suis arrivée où je suis, non pas par hasard comme je l’ai longtemps pensé, mais parce que j’étais destinée à aimer ce métier. Les casse-têtes, les découvertes, l’enseignement, l’analyse, questionner les gens, aller chercher des réponses, voyager, chercher la vérité, soupeser les arguments pour arriver à quelque chose de juste, j’ai toujours eu ça en moi. Le terrain c’est la quintessence de toutes ces choses, c’est l’endroit où l’abstrait devient réel, ou les théories se corroborent ou se réfutent, c’est l’endroit où l’humain prend le dessus sur les livres et où le chercheur devient un véritable détective.

Élémentaire mon cher Watson !

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire