vendredi 22 avril 2011

A Beautiful Mind


On aurait tous besoin d’une Lucy. Sans blague, je pense que chaque étudiant au doctorat devrait avoir un petit kiosque de psycho-soutien à portée de main. Et pour ajouter à l’impossibilité de mon souhait, il faudrait que cette personne ait passé par le doctorat elle-même. Cette semaine je ne peux faire autrement que de me rendre compte qu’il est impossible d'écrire une thèse quand on a l’esprit brouillé.

Oh! Ne vous en faites pas, je ne suis pas déprimée. Au contraire, ces jours-ci je suis dans ma zone – cela dit, je suis dans cette zone depuis mon arrivée à Londres, exception faite d’une petite semaine de panique totale au mois de mars. À présente date, j’ai presque complété mes entrevues, j’ai des tonnes de documents sous mon bras à rapporter à la maison, je suis en train de rédiger une partie de ma thèse qui me motive vraiment et je suis en Europe ce qui ajoute au plaisir quand même… donc, aucun nuage sous le soleil!

C’est probablement pour ça que je pense à l’importance d’avoir du soutien psychologique pendant la thèse. C’est dans les moments où je vais bien que je me rends compte qu’à d’autres moments je suis dans un sale état. Je m’en rends aussi compte à cette période précise, parce que le printemps, pour les académiques, c’est la saison des conférences, de la fin de session d’hiver et donc, avril-mai est synonyme de stress et d’intensité. Comme je ne participe à aucune conférence cette année (par rapport à 4 l’année dernière!) et que les fins de sessions sont choses du passé depuis que je suis en rédaction, je suis exemptée cette fois de ce sentiment d’urgence. Thank God!

La distance me fait prendre conscience de l’état dans lequel je peux me mettre et dans lequel plusieurs, sinon tous mes collègues et amis se mettent, périodiquement, dans les périodes d’écriture entre autres ou juste avant les conférences ou les dates de tombée. Bon, vous me direz que les doctorants ne font pas exception et que chaque travail amène ses propres périodes de stress. Vous avez entièrement raison! Loin de moi de penser que le milieu académique est plus anxiogène que tout autre milieu de travail, au contraire. Cependant,  je reste convaincue que la position d’étudiant en rédaction de thèse est très spéciale, et à mon avis, cela s’explique par trois choses : la supra-spécialisation de ce que nous faisons, les conditions dans lesquelles on travaille et le processus de rédaction lui-même.

Rendue au doctorat, l’université nous demande de contribuer à notre discipline en abordant un sujet nouveau, en testant des hypothèses inédites ou en poussant nos réflexions théoriques (ou un mélange des trois). Cela fait en sorte que la seule personne qui sait vraiment ce que l’on fait c’est nous; que la seule personne qui a déjà fait cela, c’est nous (quoiqu’on ne l’a pas encore fait réellement); que la seule personne qui s’intéresse aussi passionnément au sujet, c’est nous. L’impact est simple : on se sent isolé.

Même si on a un directeur de thèse, un comité de thèse, des collègues, une communauté de chercheurs qui font tous de la science politique (pour prendre mon exemple), on reste les seuls à saisir réellement ce que notre travail comporte comme défis et comme difficultés. S’il est ardu de partager nos moments de doute et de frustration avec d’autres académiques, vous pouvez vous imaginer qu’il devient de plus en plus difficile d’expliquer à notre famille, nos amis, notre amoureux(se) qu’est-ce qu’on peut bien trouver de marrant à se torde les neurones pour écrire 300 pages qui ne seront lues que par quelques initiés un peu zélés (ou contraints de le faire, a.k.a. notre comité d’évaluation)? Et si on a de la difficulté à justifier notre choix devant ces gens qui nous connaissent le mieux au monde, je peux vous dire qu’il devient encore plus difficile dans les moments de détresse d’appeler à l’aide et d’expliquer pourquoi on sent que tout va s’écrouler uniquement parce qu’on a été incapable d’écrire une seule bonne ligne de la journée.

Je pense aussi que ce sentiment d’isolement est dû énormément aux conditions dans lesquelles on travaille. Trouvez-moi une personne qui est encore à l’école à notre âge (et considérez que je suis un bébé au doctorat!), qui regarde tous ses amis avoir des enfants, se marier, devenir propriétaire, s’installer dans une ville sans se demander où il se retrouvera dans un an et demandez-lui s’il est zen. Ne vous méprenez pas, je pense que d’être prof à l’Université est le plus beau métier du monde… mais la route pour s’y rendre est pleine de nids de poules « Montreal-style » et notre véhicule de transport s’apparente à une Lada une place 1952.

On peut parler argent aussi. C’est ma bibitte noire à moi ça! J’haïs être dépendante financièrement encore à 28 ans, que mon salaire ne soit pas considéré par les banques parce qu’il provient essentiellement d’une bourse, que mes voyages de conférence sont généralement à mes frais personnels, que je ne sache jamais plus de quelques mois d’avance si j’aurai assez d’argent pour payer mon loyer (merci aux bourses qui évitent ce questionnement pendant un certain temps), etc., etc., etc. Je pourrais vous parler longuement des conditions financières d’un étudiant au doctorat, mais je n’en ai pas envie. Je vais plutôt vous parler de l’instabilité qui nous fait tanguer dans les derniers miles de la rédaction.

Pour vous donner un exemple concret, si je réussis à terminer ma thèse dans la prochaine année et que tout va bien, j’ai deux choix après coup : soit je me trouve un poste dans une Université (très peu probable à court terme), soit je fais un postdoctorat (1 ou 2 ans). Pour ceux qui se demandent, un postdoctorant c’est l’équivalent d’un chargé de cours, mais en recherche. C’est un contrat temporaire qui nous permet de publier un peu et d’acquérir de l’expérience supplémentaire afin de nous aider à mousser notre candidature lors des processus d’embauche. Or, ces deux options demandent que je sois mobile, que je considère partir m’installer ailleurs pendant quelques années, sinon pour le restant de ma carrière. Dans mon cas, ça peut paraître assez peu stressant, étant donné que je n’ai rien qui me rattache spécialement à Montréal à part ma famille et mes amis, mais essayez de penser à mes collègues qui ont des conjoints  (qui ont eux aussi des aspirations professionnelles et personnelles) et/ou pire, des enfants (en garde partagée!)…

C’est merveilleux d’avoir un emploi qui nous permette de voyager, mais ce travail nous oblige aussi à être super flexibles géographiquement. Ces décisions sont incroyablement angoissantes et lourdes de conséquences lorsque l’on implique d’autres personnes à l’équation. Et la pression constante de ne pas savoir où l’on sera l’année prochaine rend tout projet d’avenir vraiment laborieux à concrétiser, à planifier et même à rêver. Mon voyage à Londres est stimulant et tout, mais il est temporaire. La prochaine destination est peut-être définitive, alors la décision est encore plus importante et épeurante, je dois dire.

Cependant, je n’ai pas tant le choix de prendre ce qui passera et c’est probablement cela qui rend la chose si difficile à gérer. Les postes dans les Universités sont peu nombreux et plus la ville dans lesquels ils sont basés est intéressante (Montréal, Toronto, Vancouver par exemple) plus la compétition est féroce. Pour ce qui est des postdoctorats, c’est plus facile de trouver un endroit chouette - comme le processus ressemble un peu à mon séjour à Londres en plus long c’est assez attirant - mais le statut temporaire de ces positions nous remmène nécessairement à la case départ quelques mois plus tard.

Mais réellement, je crois que ce qui rend la rédaction de thèse un processus vraiment pesant, c’est que s'en est un de création. Avec toute période de création vient une volonté de performance, un souci de la perfection et le sentiment qu’on y arrivera jamais. On est soumis plus que jamais à la critique (la nôtre et celle de nos pairs) et plus que jamais, on ne fait qu’un avec notre travail. Tout devient donc personnel. On se doit d’être humble, de constater nos limites sans trop broncher, de s’astreindre à un régime sec de fête et de vie sociale. Nécessairement cela s’accompagne de découragements fréquents et d’incertitudes constantes.

Encore une fois, être soumis à la critique ou à l’évaluation de notre travail n’est pas exceptionnel au travail de doctorant. Je vous dirais que par rapport à tout autre travail ce qui fait exception, c’est que nous n’avons pas été acceptés comme potentiellement compétent : nous n’avons pas notre diplôme et donc, nous n’avons pas le bénéfice du doute. Je vous jure que tous nos professeurs se demandent à un moment ou à un autre si on ne va pas laisser tomber soit notre doctorat, soit l’académie. Et cette probabilité d’abandon nous demande d’être toujours plus convaincant, à chaque étape, malgré qu’à l’intérieur on ne l’a jamais moins été.

À certains moments, on ne peut pas vraiment expliquer pourquoi, mais on a l’impression que la vie au complet est en train de foutre le camp. Il n’y a rien qui aille mal en soi, mais rien ne fonctionne vraiment. On remet systématiquement en question notre compétence, notre choix académique et on appréhende l’avenir... et tout le reste y passe: chum, blonde, amis, famille, appart, name it!

Vous avez sûrement déjà entendu un auteur ou un artiste dire qu’il doit faire le ménage, rayer tout sur sa « to-do list » avant de pouvoir se mettre à écrire ou à composer. Bien, le problème vient de là. On doit avoir les pensées libres de tout le reste pour créer. Souvent, ce qui se passe, c’est qu’on s’était mis un objectif et qu’on ne l’atteint pas pour de multiples raisons : un autre projet est arrivé; on a sous-estimé le travail à faire; on est préoccupé par un truc personnel et on arrive pas à écrire; on a reçu de la rétroaction sur une version de notre travail et on se trouve poche; on a eu une mauvaise rencontre avec un collègue ou notre directeur et ça nous sape le moral, etc.

Avec les amis de BIOS on appelle cet état de rédaction le « dark side ». Croyez-moi, vous ne connaissez pas votre ami futur Ph.D. tant et aussi longtemps que vous n’avez pas vu son « dark side »; c’est comme une protubérance académique, un alien mental.

Je ne changerais pas mon choix de carrière pour tout l’or du monde et j’espère du plus profond de mon cœur pouvoir un jour être professeure dans une Université quelconque (partout sauf à Thunder Bay), mais je troquerais bien quelques structures universitaires contre la stabilité de la plupart des autres emplois. Comme ce n’est pas possible, la seule chose à faire est de se bâtir un système de soutien. Un groupe de gens qui s’assureront qu’on ait l’esprit clair et les pensées alignées pour rédiger.

Ça commence par une famille/conjoint qui écoute, tente de comprendre, s’intéresse, questionne. Ce sont des amis qui te tirent de devant ton ordinateur, te sortent de ta tête et qui te font rire. C’est un directeur de thèse qui t’offre son temps quand il perçoit que tu as besoin d’aide et qui te connaît assez pour te confronter dans ton travail sans heurter ton cœur. C’est une Université qui s’arrange pour ne pas te laisser seul avec tes problèmes d’argent, qui s’organise pour que tu puisses t’insérer dans une communauté de chercheurs qui t’aidera à contrer l’isolement. Mais je pense aussi que dans le meilleur des mondes on aurait accès à un psychologue personnel qui, à long terme, nous aiderait à démêler les nœuds et entreprendrait de nous rappeler que ce que l’on fait ce n’est pas extraordinaire, mais ce n’est pas commun non plus.

J’écris ces lignes et je pense à une amie de ma mère qui a accueilli deux ou trois amis en fin de rédaction de thèse chez elle. Tous étaient dans cette panique existentielle. Ils se sont réfugiés chez elle et ont trouvé « the safest place to write ». Elle a un courage de bœuf, parce que je peux vous dire que je me jetterais moi-même à la poubelle quand je suis dans cet état là. Mais, par un hasard incroyable, elle a compris ses amis et a décidé de contribuer à sa manière à leur travail, à leur vie. Elle est une de ces personnes extraordinaires qui nous permettent de survivre à cette période de notre vie. Parce que la thèse, ça ne dure pas toujours, ce n’est pas tout, ce n’est pas notre vie. Il faut souvent se le rappeler, se le faire rappeler.

Ce sont ces gens merveilleux que l’on remercie au début de notre thèse. Avant d’écrire mon mémoire de maîtrise, je ne m’étais jamais vraiment attardée aux remerciements dans les bouquins que je lisais. Maintenant, j’aime parcourir ces quelques paragraphes en essayant de m’imaginer comment toutes les personnes citées ont pu participer sans vraiment le savoir à ce que je vais trouver entre ces pages. À bien y penser, les personnes les plus intelligentes, dont le travail est remarquable, sont les gens qui ont été assez brillants pour s’entourer des bonnes personnes.

Perhaps it is good to have a beautiful mind, but an even greater gift is to discover a beautiful heart. 
- A Beautiful Mind, The movie

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